28

 

Senmout rentra à son palais et passa la journée à mettre de l’ordre dans ses affaires. En fin de matinée, il fit monter Ta-kha’et et un grand nombre de ses domestiques dans sa barque en donnant l’ordre au capitaine de les conduire à la ferme de ses parents, dans le nord du pays. Ta-kha’et sentant Senmout en danger protesta énergiquement.

— Inutile de discuter ! lui dit-il fermement. Tu resteras chez mon père jusqu’à ce que je te demande de revenir. Ce ne sera pas long. Tu vois, j’ai même demandé à mes musiciens de t’accompagner ! Je t’en prie, Ta-kha’et, ne fais pas d’histoires, sinon je vais sévir !

L’apaisant sourire de Senmout eut enfin raison de ses réticences.

— Je partirai, Senmout. Mais si je n’ai pas de nouvelles de vous avant la fin de l’hiver, je reviendrai toute seule ! Qu’avez-vous à faire ?

— Quelque chose de très pénible, répondit-il.

Au même instant, le chat de Ta-kha’et s’échappa de ses bras pour venir se frotter contre les jambes de Senmout, puis se réfugia dans la barque.

— Vous lui avez fait peur, lui dit-elle en montant la passerelle.

— Ce n’est pas moi, dit Senmout.

Il l’embrassa et regarda le bateau s’éloigner tout doucement du quai. Elle agita la main une seule fois avant de disparaître dans la cabine. Senmout quitta lentement le débarcadère et se rendit au bord de l’étang, au cœur de ses jardins. Il s’assit dans l’herbe et, sans plus penser à rien, se réchauffa au soleil hivernal. Malgré tous ses efforts, il ne parvint pas à apaiser son cœur qui battait à se rompre. Un violent désir de vivre le submergea soudain, et il enfouit son visage dans ses mains en poussant un gémissement.

— Maitre, combien de couverts dois-je prévoir pour le dîner ? lui demanda son majordome en lui touchant le bras.

Senmout sursauta et le regarda, interloqué.

— Mais, aucun, mon ami, répondit-il en riant. Il n’y aura pas de festin ce soir ; vous pouvez vous retirer dès que vous le désirerez. Renvoyez tous les serviteurs avant la nuit, et veillez à ce qu’il ne reste aucun esclave chez moi. Je n’aurai pas besoin de leurs services d’ici demain matin.

L’homme s’inclina, perplexe, et se retira. Senmout resta dans le jardin jusqu’au soir à contempler les poissons multicolores, l’esprit libre et léger, puis il regagna rapidement ses appartements.

Ils arrivèrent juste après que la minuit eut sonné au temple. Senmout les attendait en lisant à la lueur d’une veilleuse. Leurs pas furtifs et silencieux lui parvinrent du corridor obscur. Ils s’arrêtèrent un instant, puis se rapprochèrent plus doucement. Senmout sourit devant leur hésitation, posa le rouleau de papyrus et se leva. Ils s’attendaient probablement à trouver de nombreux gardes et des soldats sur le qui-vive dans un palais brillamment éclairé. Quelqu’un essaya tout doucement d’ouvrir la porte ; puis il y eut quelques mots chuchotés suivis d’un ordre sec. Senmout resta immobile, luttant contre la panique. Les grandes portes de cèdre s’entrouvrirent peu à peu. Senmout était toujours immobile. La petite fumée de l’encens qui brûlait derrière lui vacilla, le rouleau de papyrus bruissa, mais les yeux de Senmout fixaient intensément la grande brèche noire qui s’élargissait dans le mur. Une protestation monta en lui, le poussant à s’enfuir, à courir, à vivre ! Une main brune ornée d’une bague se glissa le long de la porte. Senmout ferma les yeux une fraction de seconde, le corps moite de sueur. Les deux battants s’ouvrirent brutalement avec un fracas retentissant. Deux hommes se ruèrent sur lui en brandissant les lames brillantes. Il eut le temps d’entrevoir l’expression sauvage et cruelle de leurs visages surmontés de casques bleus. Dans l’instant qui suivit, il lui sembla qu’ils venaient à lui avec une extrême lenteur, comme si le temps s’était brusquement figé dans l’éternité, il vit le visage immuable de sa souveraine sous la double couronne, ses yeux tendrement sévères fixés sur lui, et il lui sourit. Il tomba à terre, et c’est alors seulement que ses propres cris de terreur lui parvinrent aux oreilles et qu’il sentit le goût du sang dans sa bouche. Au-dessus de lui, le plafond bleu constellé d’étoiles vacilla et s’évanouit dans la profondeur des ténèbres.

Ils abattirent Hapousenb pendant sa promenade solitaire au clair de lune, dans son jardin. Il mourut de ses nombreuses blessures au bout de quelques minutes dans l’herbe humide de rosée.

Ils frappèrent Néhési après avoir maîtrisé ses deux gardes alors qu’il quittait le palais pour gagner ses appartements. Il ne parvint pas à éviter le poignard qui lui trancha la gorge. Il fit quelques pas en titubant puis s’écroula sur les dalles glacées de l’allée, quatre heures avant le lever du soleil.

Hatchepsout était encore debout quand Paeré fit précipitamment irruption chez elle. Nofret dormait déjà, près de la porte, mais Hatchepsout, incapable de trouver le sommeil, arpentait sa chambre de long en large, les bras croisés sur la poitrine et la tête baissée. Le jeune serviteur, suivi d’un garde de Sa Majesté, surgit du passage dérobé. Elle se précipita vers lui, terrorisée. En larmes et tremblant de tous ses membres, il murmurait des mots inintelligibles. Il avait du sang sur les mains, le visage et les vêtements. Il faisait des efforts désespérés pour parler, en agitant frénétiquement ce qu’il tenait à la main. Sur un signe d’Hatchepsout, le garde lui jeta le contenu d’une jarre d’eau au visage. Paeré, le souffle coupé, frissonna violemment sans cesser de pleurer et s’écroula tout à coup dans le fauteuil royal. Il parvint enfin à parler, d’une voix entrecoupée de sanglots, sans lâcher l’objet.

— Ils l’ont tué ! Ils l’ont assassiné ! s’écria-t-il.

Hatchepsout s’élança vers lui et lui arracha ce qu’il tenait entre ses mains ensanglantées. C’était un rouleau de papyrus taché de sang qui portait son sceau, brisé depuis longtemps. Au moment où elle le déroulait nerveusement, la porte principale s’ouvrit et Doua-énéneh se précipita dans la pièce.

— Majesté ! Hapousenb ! Néhési ! Morts tous les deux ! Que dois-je…

Mais Hatchepsout fixait sur Paeré un visage empreint d’horreur et de chagrin. C’était le rouleau où Senmout avait dessiné le premier plan du temple qu’il lui avait proposé. Et elle avait écrit au travers de la parfaite épure : « Projet de l’architecte Senmout, autorisé et approuvé par moi-même. Vie, Prospérité et Bonheur ! »

Au petit matin, après une nuit de cauchemar passée à réconforter Paeré et à discuter plus rationnellement avec Doua-énéneh, luttant de toutes ses forces pour ne pas mettre fin à ses jours en se jetant du haut de son temple, Hatchepsout se fit vêtir en blanc et argent et poser la double couronne sur la tête. Elle consacra tous ses soins à estomper les traces cruelles de sa douleur en soulignant ses yeux épuisés du khôl le plus noir et en redonnant quelque couleur à ses joues blêmes. Puis elle se rendit dans la Salle des Audiences avec Doua-énéneh. Elle franchit les degrés de son trône doré et glacé, et s’y assit majestueusement.

Les corps de Néhési et d’Hapousenb avaient été transportés dans la Maison des Morts, mais personne n’avait pu retrouver celui de Senmout. Hatchepsout avait fait apposer des scellés à la porte de sa chambre, mais au fur et à mesure que lui parvenait le résultat négatif des recherches, elle se prit à redouter de ne jamais le retrouver. Touthmôsis était bien capable de le craindre autant mort que vivant. Il aurait probablement fait déchiqueter le corps de Senmout et en aurait enseveli profondément les morceaux épars, afin que les dieux ne puissent jamais le retrouver pour l’accueillir au paradis. La cruauté démoniaque de Touthmôsis l’horrifiait au plus haut point. Hapousenb… Néhési… Senmout… Il ne restait plus personne à ses côtés. Elle se trouvait irrémédiablement seule.

Elle attendit patiemment l’arrivée de Touthmôsis en compagnie de Doua-énéneh qui, immobile à sa droite, portait son étendard, tandis que le palais sortait peu à peu de sa torpeur.

Elle entendit enfin résonner son pas lourd et assuré. Écouter et regarder, c’est tout ce que son esprit, encore paralysé par la vision des mains rougies par le sang de ses fidèles compagnons, était capable de faire. Le regard de Touthmôsis reflétait sa provocante culpabilité et le sentiment nouveau de sa puissance. Elle l’exécrait et le craignait à la fois.

Elle se leva en le voyant entrer, Yamou-néfrou, Djéhouti et Sen-néfer à sa suite, sans parvenir à croire à une aussi douloureuse traîtrise. Le souffle coupé par la détresse, elle les vit s’approcher et la saluer. Touthmôsis la regarda un long moment dans les yeux. Une trompette retentit au loin ; un faucon vola devant les fenêtres ; un serviteur passa en chantant dans le jardin. Ils s’affrontèrent du regard dans un silence lugubre et haineux jusqu’à ce qu’Hatchepsout se rassît lentement sur le trône.

— Vous les avez tués.

— Évidemment ! Qu’espériez-vous d’autre ? Vous pensiez peut-être que j’allais encore attendre des mois et des années sans rien faire ?

— Non.

— Je n’avais pas le choix. Vous le saviez bien !

— On a toujours le choix. Vous avez choisi la lâcheté.

— J’ai choisi la seule voie possible ! cria Touthmôsis.

Elle le regarda, impassible, puis se tourna vers les trois hommes qui se tenaient en retrait derrière lui.

— Avancez, Yamou-néfrou, Djéhouti, Sen-néfer, dit-elle en prononçant posément et lentement leurs noms.

Ils s’approchèrent du trône et s’inclinèrent avec froideur. Leur calme et leur indifférence manifeste la blessèrent profondément.

— Avez-vous trempé dans ces crimes abjects ?

— Non, Majesté, je le jure sur votre nom ! s’exclama Yamou-néfrou après avoir tressailli de surprise. Nous n’avons appris que ce matin la mort de Senmout et des autres !

— Vous pouvez en rendre grâce aux dieux, répondit Hatchepsout à demi soulagée. Je vous aurais châtiés de ma main. Avez-vous quelque chose à ajouter ? (Hatchepsout avait le plus grand mal à croire qu’ils aient pu l’abandonner ainsi.)

Ils échangèrent quelques regards, puis Yamou-néfrou reprit la parole.

— Nous vous avons aimée, Fleur de l’Égypte, nous avons risqué nos vies pour vous servir. Nous avons combattu à vos côtés et gouverné honnêtement aux yeux du dieu ainsi qu’aux vôtres. Mais aujourd’hui que le prince héritier fait valoir ses droits légitimes au trône, la loi nous oblige à les reconnaître. Ce n’est pas la peur qui a guidé nos actes.

— Je vous crois.

— Nous avons agi de la sorte parce que nous pensons réellement que Touthmôsis est l’Horus d’or, le véritable héritier de la double couronne.

— En vertu de quelle loi ?

— Selon la loi qui dit que le pharaon doit être du sexe mâle.

Hatchepsout se passa la main sur ses yeux brûlants de fatigue et les congédia d’un geste las.

— C’est bon ! Inutile d’insister ! J’ai compris votre puissant raisonnement et votre étrange conception de l’honnêteté. Moi aussi, je vous ai aimés. Mais à présent, sortez ; à moins que vous ne vouliez voir votre pharaon perdre sa couronne.

Touthmôsis leur fit un signe de tête, et ils se retirèrent.

— Ils veulent éviter toute effusion de sang, c’est tout. Quant à ce qu’ils pensent réellement, je n’en sais pas plus que vous.

— Les massacres ne vous font pas peur, en tout cas !

— Je ne suis pas venu pour remuer les cendres des morts, dit-il en s’approchant d’Hatchepsout La journée d’hier est passée, mais demain m’appartient. Descendez du trône.

— Non.

— Descendez, Hatchepsout, ou je fais venir mes soldats !

Hatchepsout eut envie de lui crier de le faire, mais c’eût été une provocation stupide et insensée. Elle descendit lentement les marches du trône, les yeux brillants de rage.

— Va ! Il est à toi !

— Enlevez votre couronne.

Hatchepsout pâlit, sur le point de défaillir. Touthmôsis ne put s’empêcher de ressentir un violent mouvement de sympathie envers elle, en voyant la profonde détresse embuer ses grands yeux noirs. Il faillit lui tendre les bras, mais sa détermination obstinée eut raison de son élan affectueux.

— Enlevez-la !

— Viens la prendre toi-même. Range ton poignard, Doua-énéneh, il y a eu suffisamment de sang versé.

Le chef des hérauts rengaina tristement son arme et détourna la tête. Touthmôsis s’avança et lui ôta la couronne d’un geste prompt. Les cheveux dénoués d’Hatchepsout lui retombèrent sur les épaules, révélant de nouveau la femme, la reine qu’elle était. Touthmôsis se retourna brusquement en entendant le rire sarcastique qui avait le don de l’exaspérer.

— Eh bien, voilà, nous avons un nouveau pharaon ! s’exclama-t-elle. Il ne reste plus qu’à légitimer ton pouvoir, Touthmôsis ! Méryet est impatiente de te conduire au temple pour devenir reine.

— Je ne veux pas de Méryet, répliqua-t-il sèchement. C’est vous que je veux.

— Moi ? répondit-elle médusée. Vous me voulez pour reine ?

— Exactement. Méryet ne me sera d’aucune utilité en tant qu’épouse, alors que vous, vous pourriez prendre une part active au pouvoir. Nous serions invulnérables, à nous deux.

— Vos mains sont encore rouges du sang de mon bien le plus précieux et vous osez me demander en mariage ? (Hatchepsout ne résista pas à ce dernier coup et se laissa tomber sur les marches du trône.) Et à ma mort, vous épouserez Méryet pour continuer à régner en toute sécurité. Que vous êtes malin, Touthmôsis, malin et odieux !

— Pas autant que vous le pensez ! répondit-il brutalement. Je n’ai aucun besoin de vous, étant donné que j’ai Méryet, comme vous me l’avez fait remarquer. Mais je vous veux !

— Mais pourquoi ? Au nom du dieu, pourquoi donc ? Contrairement à vous je ne suis plus toute jeune. Quel beau couple nous ferions, Touthmôsis !

— Alors, que vais-je bien pouvoir faire de vous ? trancha-t-il exaspéré. Je ne peux tout de même pas vous laisser en liberté, à comploter contre moi où bon vous semble !

— Cela, Pharaon, Éternel, dit-elle en souriant légèrement, c’est votre affaire !

Elle fit un signe à Doua-énéneh et quitta la Salle des Audiences pour retrouver ses appartements déserts et silencieux, laissant Touthmôsis derrière elle, écumant de colère, la couronne dans les mains.

Elle avait grand besoin de se reposer, mais s’en trouva incapable. Chaque fois qu’elle commençait à se détendre, allongée sur sa couche, d’effroyables images affluaient à son esprit ; elle voyait Senmout gisant dans son sang, le cadavre d’Hapousenb dans la lueur blafarde de la lune, Néhési les yeux grands ouverts, un poignard dans la gorge. Elle préféra quitter sa chambre et se rendit avec Nofret dans les appartements de Méryet. L’atmosphère du palais avait déjà changé ; à son passage les soldats, les esclaves et les nobles la saluèrent avec la même déférence que de coutume, mais elle put lire leur stupeur dans leurs regards. Elle n’entendait que chuchotements dans les vastes couloirs où de petits groupes se formaient soudain aux portes des ministres, parlant avec agitation. Elle sentit plutôt qu’elle ne vit l’étrange confusion qui régnait parmi les nombreux secrétaires, errant sans but d’une salle à l’autre, sans trop savoir auprès de qui prendre leurs ordres et à qui soumettre leurs épais rapports. Elle fut obligée de passer devant le bureau de Senmout. Les portes étaient ouvertes, sa table vide, mais sa chaise placée d’une façon telle que l’on eût pu croire qu’il allait s’y asseoir d’un moment à l’autre, les bras chargés de rouleaux. Hatchepsout détourna vivement la tête et poursuivit son chemin.

Elle trouva Méryet debout sur une natte, les bras tendus en avant. Une esclave était en train de lui enrouler une toile de lin autour du corps. Hatchepsout resta bouche bée en la voyant ruisselante d’eau.

— Mais que fais-tu, Méryet, pour l’amour du ciel !

Méryet leva sur sa mère un regard agressif et méfiant.

— On me prépare une nouvelle robe. Le tissu mouillé prendra exactement les formes de ma silhouette en séchant. C’est particulièrement seyant et c’est la dernière mode.

— La dernière. Es-tu au courant de ce qui vient de se passer au palais ? Sais-tu seulement ce qui m’est arrivé ?

L’esclave de Méryet lui attacha sous l’aisselle le tissu trempé à l’aide d’une grande épingle de bronze. Puis la jeune fille glissa délicatement ses pieds nus dans ses sandales.

— Mais oui, je sais ; j’en suis navrée, mère, mais tout cela est votre faute. Si vous aviez accepté plus tôt de vous effacer devant Touthmôsis, il ne se serait rien produit de tel. Vous n’avez à vous en prendre qu’à vous-même.

Hatchepsout resta sans voix et se dirigea vers la porte. Méryet lui demanda la raison de sa visite, mais elle sortit sans mot dire. Au moment de tourner au bout du couloir, elle aperçut Méryet qui la regardait s’éloigner sur le pas de la porte de sa chambre.

— Vous êtes bien dignes l’un de l’autre, Touthmôsis et toi ! lui cria-t-elle. Je vous souhaite bien du plaisir ensemble !

Avant que Méryet ait eu le temps de répondre, Hatchepsout s’était précipitée en courant dans le jardin, aveuglée par les larmes.

Touthmôsis décréta les soixante-dix jours de deuil réglementaires pour Hapousenb et Néhési. Leurs corps furent remis aux mains des prêtres, qui passèrent de longues journées à les envelopper de bandelettes et à les préparer pour leur ultime voyage. Mais Touthmôsis ne prononça pas une seule fois le nom de Senmout « Les traîtres ne méritent ni deuil ni funérailles », se contenta-t-il de dire à Hatchepsout sur un ton méprisant. Elle le pleura seule devant l’image d’Amon, dans la solitude de sa chambre, et récita les prières des morts sans prêtres ni acolytes pour porter l’encens ou lui répondre. La souffrance grandit en elle sans répit et elle ne fut bientôt qu’une longue plainte douloureuse. Elle manifesta son profond dégoût en refusant de suivre le cortège funèbre, mais le regarda se former des terrasses du palais, emportant loin d’elle tout ce qui restait de sa vie brisée.

Deux jours après les funérailles, Touthmôsis et Méryet se rendirent au temple où la couronne fut officiellement remise au jeune homme. Méryet reçut la petite couronne en forme de cobra avec un sourire triomphant. Les festivités durèrent jusqu’à l’aube, et Hatchepsout, allongée sur sa couche, entendit déferler le flux et le reflux des vagues de bruyantes réjouissances. Elle avait refusé de se rendre au temple, malgré les cris et les menaces de Touthmôsis, et s’était contentée de le regarder passer en silence sans cesser de hocher la tête.

Touthmôsis nomma son architecte, Menkheperrasonb, grand prêtre d’Amon, et Hatchepsout ne s’habitua jamais à le voir, vêtu de la peau de léopard, devant le sanctuaire, quand elle venait y faire ses dévotions. Jour après jour, elle évita soigneusement de croiser son regard tant elle souhaitait rencontrer celui d’Hapousenb.

Ce n’était là qu’un des nombreux changements survenus au palais. Un jour qu’elle voulait remettre un message à Doua-énéneh, ce fut Yamou-nedjeh qui se présenta à sa place.

— C’est mon chef héraut que j’ai envoyé mander, et non pas vous, dit-elle sèchement. Où est-il ?

— Le noble Doua-énéneh a été rappelé dans ses domaines du Sud, lui répondit-il sans un sourire, le visage parfaitement impassible. Le pharaon m’a nommé chef héraut pendant son absence.

Hatchepsout regarda tristement le jeune homme sans répondre. Il était vain de lutter, de crier, et d’exiger le retour immédiat de Doua-énéneh. Elle savait qu’il ne reviendrait jamais. Elle renvoya Yamou-nedjeh et remit son message à Nofret.

Chaque jour et chaque semaine lui apportaient de nouvelles et cruelles preuves de sa déchéance. Hatchepsout entreprit de dépenser ses dernières forces en de violents exercices physiques. Elle chassait tous les jours avec une sauvagerie étonnante de sa part et revenait au palais, son char croulant sous la dépouille des animaux les plus divers, gibier dont elle se désintéressait complètement aussitôt arrivée. Pourtant, malgré ces longues journées épuisantes, sa rage et son insatisfaction étaient toujours aussi profondes.

Menkh l’accompagnait dans ses expéditions ; il n’avait pas changé, plaisantait toujours autant, riait et s’agitait autour d’elle comme à son habitude, sans se préoccuper le moins du monde des soldats de Touthmôsis chargés de les surveiller en permanence ; mais Hatchepsout reconnaissait souvent au fond de son regard les traces d’une profonde blessure qui jamais ne se fermerait.

Touthmôsis avait remarqué, car rien ne lui échappait, leurs excursions quotidiennes. Il pesa longuement les diverses mesures à prendre et prit le parti d’anéantir brutalement cette amitié de plus en plus gênante.

Un jour, Menkh, un ballot à ses pieds et un manteau sur le bras, alla retrouver Hatchepsout près des quartiers militaires. Il s’inclina profondément devant elle et lui découvrit en se redressant un visage bouleversé. Il n’attendit pas qu’elle le salue.

— Je vous fois mes plus humbles excuses, Divine, mais je ne pourrai vous accompagner à la chasse aujourd’hui ni demain d’ailleurs. Je vais partir.

— Quoi ? s’exclama Hatchepsout stupéfaite.

Menkh s’efforça de dissimuler le tumulte des émotions qui le submergeaient, le chagrin et la colère mêlés à un autre sentiment étrange et effrayant.

— Le pharaon a besoin d’un charrier pour les nouvelles garnisons de la frontière nubienne ; c’est là que je dois me rendre. Très, très loin d’ici, ajouta-t-il avec un petit sourire.

— À quelle distance ? lui demanda Hatchepsout la gorge serrée. (Elle ne parvenait pas à comprendre comment Touthmôsis avait pu en arriver à suspecter Menkh de comploter contre lui.)

— Si loin que je ne crois pas en revenir jamais. Cette garnison se trouve au milieu du désert, entourée de Kouchites. Mais les années comptent plus que la distance… En un mot, Majesté, conclut-il brusquement, je suis banni.

« Le trône ne lui suffit donc pas ! pensa amèrement Hatchepsout, sans voix. Oh non ! Pas toi, Menkh, mon seul ami ! Avec qui pourrai-je évoquer les jours heureux de ma jeunesse ? »

— Et Inéni ? dit-elle précipitamment. Touthmôsis ne refusera pas de l’entendre.

— Mon père est allé trouver le pharaon, répondit Menkh en haussant les épaules. Touthmôsis l’a traité avec la plus grande déférence, mais père est âgé. Il a perdu sa belle éloquence d’antan. Le pharaon lui a bien fait comprendre que son fils devait payer pour s’être rangé aux côtés d’un traître.

— Et si j’allais le trouver moi-même ?

— À quoi bon ? Pardonnez-moi, Majesté, mais vous ne feriez qu’envenimer sa haine. Quant à moi, il ne me reste que l’espoir.

— Amon, Amon ! s’écria Hatchepsout, le cœur brisé. Ne t’ai-je pas servi avec les plus grands égards ? Ne t’ai-je donc pas été fidèle ? Alors pourquoi toutes ces épreuves ? (Puis elle se tourna vers Menkh.) Espère encore, si tu le désires, mon ami, mais tu y succomberas. Pour moi, c’en est fini à jamais des espoirs et des joies.

— Adieu, Hatchepsout, dit Menkh en s’approchant d’elle. Nous avons réalisé de grandes choses ensemble ; combien aurions-nous pu en faire d’autres sans l’intervention funeste du destin ! (Ce n’étaient plus les paroles du serviteur à son maître, mais bien celles d’un ami.)

Hatchepsout fit ses adieux à celui qui, depuis sa plus tendre enfance, l’avait accompagnée de ses rires et de son joyeux réconfort. Mais il ne restait plus rien du frivole Menkh ; seul un étranger se trouvait devant elle, au calme inquiétant.

Elle se pencha vivement vers lui et lui posa un baiser sur la bouche.

— Ne parlez plus de destin, lui dit-elle. Pensez à moi, Menkh, dans la solitude des longues nuits du désert, autant que je penserai à vous.

Menkh ramassa son ballot, et le jeta sur son épaule, bientôt rejoint par les soldats prêts à se mettre en marche.

— Vous trouverez probablement un autre charrier, Majesté, mais je vous jure que pas un n’aura mon habileté !

Le sourire de Menkh n’était que le pâle reflet macabre de celui qui avait éclairé si longtemps son beau visage. Hatchepsout ne répondit pas et, immobile, le regarda disparaître dans l’épaisseur des bosquets.

Elle ne retourna jamais plus à la chasse.

Touthmôsis n’arrêta pas là ses remaniements au sein du pouvoir. Tahouti, sauvé par son précieux savoir, fut épargné, mais ravalé au rang de second trésorier, tandis que le grossier Min-mose prenait sa place. Les porteurs d’éventail d’Hatchepsout furent à leur tour renvoyés et ses femmes durent porter à leur place les grands éventails en plumes d’autruche rouges, ce qui n’empêcha pas Hatchepsout de continuer à se promener la tête haute, malgré l’humiliation manifeste : la charge des éventails royaux était exclusivement réservée aux hommes. Petit à petit le palais résonna du pas pesant des soldats de Touthmôsis et Thèbes entière de leurs propos guerriers et vindicatifs.

Hatchepsout évitait leur présence dans la mesure du possible. Le palais n’était plus l’endroit paisible et bien ordonné de jadis, et ses propres serviteurs ne manquaient jamais l’occasion de faire allusion à la puissance de Touthmôsis et aux réjouissants projets de guerre qu’il nourrissait. Hatchepsout traversait le fleuve à l’aube et se réfugiait seule dans son temple. Elle ne se lassait pas de lire le récit de sa vie et de celle de Senmout. Les hiéroglyphes se gravaient à jamais en elle. Elle était encore le dieu et le serait jusqu’à la fin des temps. Lorsqu’elle se promenait à l’ombre des arbres à oliban, elle avait souvent l’impression que Senmout se trouvait à ses côtés, prêt à l’enlacer.

« Je le revois encore, comme si c’était hier, pensait-elle en contemplant le ruban argenté du fleuve du haut des terrasses ; il était là, dans les roseaux, ma flèche à la main… Demain, je le verrai en grande conversation avec Inéni ; et après-demain, il viendra festoyer avec moi… »

Hatchepsout avait cru un jour que seuls le pouvoir et le peuple revêtaient quelque importance à ses yeux ; mais elle s’était trompée. Derrière le peuple et le pouvoir se cachaient deux mystères bien plus impénétrables : le dieu, et l’amour de Senmout.